Face à l’essor du télétravail et des modes de travail flexibles accélérés par la pandémie, plusieurs États ont légiféré sur le « droit à la déconnexion ». Sur ce sujet relativement nouveau, qu’en est-il des pratiques des entreprises ? Que vivent les travailleurs et quel est l’impact des politiques relatives au droit à la déconnexion ?
En juin 2023, neuf États membres disposaient d’une législation accordant un droit à la déconnexion (Belgique, Croatie, France, Grèce, Italie, Luxembourg, Portugal, Slovaquie et Espagne). Pour plusieurs d’entre eux, ces réglementations ont découlé de l’augmentation du télétravail dû à la pandémie. Mais dès 2027, la France a été le premier pays européen à introduire le droit à la déconnexion (article L. 2242-17 du code du travail). L’objectif de ce droit est de veiller au respect de la réglementation relative aux périodes de repos et de congés, et de promouvoir un équilibre entre travail et vie personnelle.
Cet article du code du travail ne s’applique qu’aux salariés du secteur privé. Selon les pays, certaines caractéristiques relatives au droit à la déconnexion diffèrent selon les travailleurs concernés (secteur, taille des organisations) ou la mise en œuvre (applicabilité directe ou via des conventions collectives), ainsi que la présence et la nature des sanctions. À titre d’exemple, en Espagne, la législation s’applique pour tous les travailleurs, mais la loi insiste sur son application particulière pour les télétravailleurs réguliers ou occasionnels. En Belgique, seules les entreprises de plus de 20 salariés sont concernées.
Dans une majorité de pays, le droit à la déconnexion s’applique via la négociation d’accords. C’est le cas de la France où les employeurs de plus de 50 salariés doivent négocier des accords avec les représentants du personnel qui incluent le droit à la déconnexion. À défaut d’accord, notamment dans les entreprises de plus de 11 salariés et après avis du CSE, l’employeur doit établir une charte qui définit les modalités d’exercice du droit à la déconnexion. Un fonctionnement similaire existe en Espagne mais la loi précise que la prévention des risques doit se concentrer sur les aspects psychosociaux et organisationnels liés à la répartition du temps de travail, à la limitation des disponibilités et aux pauses.
On peut noter que la résolution du Parlement européen de janvier 2021 a appelé la Commission européenne à proposer une législation spécifique sur le droit à la déconnexion. En 2022, les partenaires sociaux interprofessionnels européens ont entamé des négociations sur un éventuel accord-cadre sur le télétravail et le droit à la déconnexion, qui étaient en cours au moment de la rédaction du rapport d’Eurofound (juin 2023).
En 2022, Eurofound a commandé une enquête auprès des salariés d’entreprises (avec et sans politique sur le droit à la déconnexion) de quatre pays : Belgique, France, Italie et Espagne.
Environ 56 % des personnes interrogées ont indiqué qu’aucune politique de droit à la déconnexion n’était présente dans leur entreprise contre 44 % pour qui une telle politique existe. Pour ces derniers, environ 20 % des répondants ont déclaré que cette politique ne s’appliquait pas à eux car elle était soit limité à des services spécifiques, soit aux personnes qui pouvaient télétravailler. Seule la moitié des personnes interrogées dans les entreprises disposant d’une politique de droit à la déconnexion étaient au courant des mesures prises pour le mettre en œuvre.
Les actions les plus fréquemment signalées par les salariés sont les suppressions des emails reçus pendant les vacances et les mesures pour arrêter l’envoi des emails professionnels à certaines heures. D’autres actions comme des formations ou sensibilisations ont aussi été mentionnées.
Concernant les heures supplémentaires, 40 % des répondants indiquent que leurs employeurs ont pris des mesures pour les limiter. C’est plus souvent le cas dans les entreprises dotées d’une politique sur le droit à la déconnexion (55 % contre 28 %). Les mesures mises en place sont notamment des vérifications régulières pour garantir que la charge de travail est proportionnelle aux heures de travail (31 %), la mise en œuvre de processus pour garantir une collaboration fluide entre les équipes (28 %) et l’organisation de formations pour garantir que les travailleurs peuvent effectuer leur travail efficacement (27 %).
Plus de 80 % des répondants ont déclaré recevoir des communications liées au travail (principalement par email) en dehors de leurs heures de travail contractuelles au cours d’une semaine de travail typique. Près des trois quarts déclarent être contactés par des collègues en dehors des heures de travail, 67 % sont contactés par des supérieurs hiérarchiques et un peu plus de la moitié sont contactés par des clients.
La grande majorité (presque 9 sur 10) des personnes interrogées ont répondu à ces communications, avec une personne sur quatre répondant à tous les appels et messages reçus en dehors des heures d’ouverture. C’est particulièrement le cas pour les jeunes travailleurs, les managers et les télétravailleurs. Les raisons les plus citées sont les suivantes : se sentir responsable de ses tâches (82 %), vouloir rester « au courant » (75 %), parce que c’est attendu (75 %), la peur d’un impact négatif en cas d’absence de réponse (61 %) et l’attente d’une meilleure évolution de carrière (50 %). Des proportions plus importantes de femmes, de travailleurs âgés et de cadres indiquent qu’ils se sentent responsables de leurs missions, tandis que les travailleurs plus jeunes déclarent s’attendre à une meilleure progression de carrière.
Près de la moitié des personnes interrogées travaillent régulièrement plus d’heures que prévu. Plus d’un tiers des travailleurs effectuent des heures supplémentaires à la demande explicite des managers, et moins d’un cinquième (17 %) le font principalement parce qu’ils sont contactés en dehors des heures d’ouverture.
Les résultats montrent plusieurs différences entre les travailleurs des entreprises disposant d’une politique de droit à la déconnexion et ceux qui n’en ont pas.
Une plus grande proportion de répondants dans des entreprises sans politique de droit à la déconnexion déclarent travailler des heures supplémentaires (parce qu’elles sont contactées en dehors des heures d’ouverture) que les personnes interrogées dans des entreprises ayant une telle politique (19 % contre 14 %). L’existence d’une politique de droit à la déconnexion ne diminue pas l’autonomie, puisque 59 % des répondants des entreprises avec un droit à la déconnexion ont déclaré que leur temps de travail était en partie déterminé par eux-mêmes (contre 51 %). De plus, dans les entreprises dotées d’une politique de droit à la déconnexion, des niveaux très élevés de satisfaction au travail sont signalés par deux fois plus de travailleurs et ils font également état d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée (92 %, contre 80 %).
Environ 45 % des personnes interrogées estiment qu’être contactées en dehors des heures de travail est préjudiciable à leur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, ainsi qu’à leur santé et leur bien-être. Une plus grande proportion de personnes âgées de 25 à 39 ans sont affectées négativement. Les travailleurs à distance sont aussi plus touchés que ceux qui travaillent uniquement sur le site de l’entreprise. Les problèmes de santé les plus fréquemment signalés sont les maux de tête (41 %), suivis des maux de dos (35 %), de la fatigue générale (34 %) et de l’anxiété et du stress (33 %). Une plus petite proportion de travailleurs dans les entreprises mettant en œuvre le droit à la déconnexion signale des problèmes de santé. Par exemple, alors que 38 % des travailleurs des entreprises sans droit à la déconnexion déclarent avoir souffert de stress ou d’anxiété au cours des 12 mois précédant l’enquête, ce chiffre était de 28 % parmi les travailleurs des entreprises bénéficiant du droit à la déconnexion.
Plus de 70 % des travailleurs des entreprises dotées d’une politique de droit à la déconnexion considèrent que son impact a été très ou plutôt positif ; 26 % estiment qu’il n’y a pas eu d’impact.
Pour autant, Eurofound note que la mise en place d’une politique à elle seule est insuffisante et nécessite une série de mesures d’accompagnement telles que la sensibilisation aux risques d’une connexion constante, la formation des travailleurs et des managers, l’évaluation des raisons de la surconnexion, la mise en place de mesures efficaces pour limiter les connexions hors horaire, ainsi qu’un suivi qui permette des discussions régulières entre la direction et les représentants des travailleurs sur la situation réelle et les mesures possibles à mettre en oeuvre.
L’adéquation entre le temps de travail et la charge de travail est cruciale : 37 % des travailleurs effectuent des heures supplémentaires pour accomplir des tâches qu’ils n’étaient pas en mesure d’accomplir pendant les heures de travail.