Organisé le 14 février au Conseil économique, social et environnemental (CESE) à Paris dans le cadre des assises du travail, un débat a traité des liens entre dérèglements climatiques et santé au travail. Si la préoccupation environnementale des salariés et de leurs représentants est forte, les outils existants (base de données économiques, sociales et environnementales et document d’évaluation des risques) sont souvent mal renseignés sur l’environnement et le dialogue social peine à s’emparer de ces sujets. Certains garants des assises du travail ont par ailleurs livré leurs pistes sur les propositions qu’ils remettront dans un mois, notamment sur une meilleure prévention de la santé au travail.
Sur le papier, tout le monde est d’accord : les enjeux climatiques concernent le travail. Les risques liés aux dérèglements climatiques impactent déjà les entreprises et la santé des salariés, et cela ne devrait qu’empirer : inondations, épisodes caniculaires, risques allergiques, etc. “Par exemple, la pénurie de sable va poser un problème à l’industrie du verre”, illustre Fabienne Tatot, conseillère CESE pour l’Ugict-CGT.
Conscience individuelle et action collective
Pour autant, assiste-t-on à une prise de conscience et à une action collective dans les entreprises visant à anticiper ces phénomènes ou du moins à réduire les activités les plus préjudiciables à l’environnement et leurs effets sur la santé ? A la première partie de la question, la réponse est positive. Si l’on en croit l’enquête menée par le CESE (1), 70% des salariés pensent que le dérèglement climatique peut affecter la santé des salariés et pas moins d’un tiers (et même 37% des femmes) disent éprouver une forme d’anxiété sur ces changements environnementaux.
En revanche, la réponse est clairement négative au sujet d’une action collective. Seul 35% des répondants disent que les sujets environnementaux sont à l’ordre du jour dans leur univers professionnel alors que 80% des salariés se disent concernés par la question. Sophie Thiéry, la présidente de la commission travail et emploi du CESE, souligne ce grand écart entre la prise de conscience individuelle et l’action collective, notamment dans les entreprises. “Passer du Je au Nous pour agir en faveur des transformations nécessaires, c’est le grand défi”, résume Jean-François Naton, rapporteur du futur avis du CESE.
BDESE et DUERP : le climat manque à l’appel !
Les freins à cette action collective sont nombreux, et le mauvais outillage en matière d’informations en est un. La base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE), qui doit intégrer des éléments d’information environnementaux liés à l’activité de l’entreprise depuis la loi climat, laisse à désirer en pratique. En effet, 60% des répondants affirment que leur BDESE n’a pas intégré la dimension environnementale. Et lorsque ces éléments sont présents, il s’agit surtout d’une simple identification des risques environnementaux.
De la même façon, le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) est la plupart du temps dépourvu d’éléments sur les risques environnementaux (dans 1 cas sur 5 seulement selon les personnes interrogées), comme si les employeurs séparaient les risques environnementaux des risques de santé au travail. Son actualisation paraît aussi poser problème (voir aussi le constat de la Dares en 2016 sur la mise à jour du DUERP, page 2) .
Remarque : réglementairement parlant, seuls les risques professionnels doivent figurer dans le DUERP.
“Au niveau national, pas moyen de parler du lien entre le climat et la santé au sein de notre branche !”
Ces carences vont de pair avec, de la part des élus, un manque de temps pour s’emparer de ces sujets, et plus globalement, un manque de formation exprimé par plus de la moitié des répondants, une majorité déplorant également une absence de volonté des employeurs sur le sujet. Un constat qui n’étonne pas Pascal Barbey. Le secrétaire du FNCB CFDT déplore l’inertie de la branche du bâtiment sur le sujet du lien entre climat et santé au travail, malgré les épisodes caniculaires éprouvants pour les ouvriers : “Nous partageons des constats, mais peu de bonnes pratiques, à l’exception d’un accord dans le Limousin qui prévoit un arrêt du travail par grande chaleur. On demande à nos branches de discuter des enjeux environnementaux pour le BTP, car on veut réorganiser le travail face à la menace de grande chaleur. Mais nous n’arrivons pas à discuter de ce sujet au niveau national, même de façon informelle”.
Et le syndicaliste de réclamer au passage une modification de l’article L. 5424-8 du code du travail afin qu’il mentionne explicitement que les intempéries peuvent aussi concerner la période estivale et le risque caniculaire. Pour Pascal Barbey, c’est non seulement une question de santé des travailleurs, mais aussi de qualité du travail : “Couler du béton en canicule n’est pas seulement dangereux pour la santé, mais ce sont aussi des risques pour le chantier : durcissement plus rapide, risque de fissures, etc.”
L’exemple d’une PME
“Je transmettrai votre message à la Fédération nationale du bâtiment”, lui a promis Catherine Guerniou. Cette dernière, conseillère au CESE, dirige une PME de menuiserie industrielle, la Fenêtrière.
“Nous avons formé tout le personnel, et sensibilisé nos fournisseurs”
Elle revendique une approche active de la dimension environnementale : “J’ai suivi un parcours de 9 mois avec la convention citoyenne sur le climat qui m’a démontré que nous devions tous changer de regard sur ces sujets”. Et la dirigeante d’expliquer que son entreprise a d’abord partagé une formation à la fresque du climat, “y compris en langue des signes pour un de nos salariés qui est sourd”, avant une autre formation de tous les salariés sur l’environnement. “Nous avons dû aussi sensibiliser nos fournisseurs, certains de mes collaborateurs ne comprenaient pas la démarche mais pour moi ce n’était pas négociable”, dit-elle.
“Le radar environnemental“
Une autre action volontariste a également été présentée, venant cette fois du côté syndical. L’Ugict, le syndicat des cadres de la CGT, a élaboré un “radar environnemental” avec le cabinet Secafi, une approche qui a reçu le soutien de l’Anact, l’agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail. Depuis novembre 2022, 300 personnes ont été formées avec cet outil, raconte Fabienne Tatot, conseillère CESE et membre de l’Ugict. Cet outil consiste à favoriser l’appropriation des enjeux environnementaux par les salariés, afin de conduire ceux-ci à élaborer eux-mêmes des actions prioritaires à mener. Antoine Touche, du collectif “pour un réveil écologique”, a participé à l’élaboration de ce “radar”.
Un “gouffre” entre les déclarations et la réalité
Il se dit frappé par le “gouffre” entre les déclarations des dirigeants d’entreprise et la réalité des pratiques : “Ce radar est un outil qui peut être pris en main par des non spécialistes afin de favoriser la prise de conscience et le passage aux décisions concernant la décarbonation”. Car si les entreprises progressent dans le calcul de leur bilan carbone, explique-t-il, elles mesurent encore très peu l’impact de leurs activités sur la biodiversité, et se fixent encore moins d’objectifs d’amélioration sur ce point.
Pour Benoit Delarce, secrétaire national de la fédération agro et agri FGA de FO, et ancien préventeur de l’agriculture, les filières économiques commencent à appréhender l’enjeu des canicules, qui touchent désormais des régions du nord de la Loire. Il prend l’exemple de l’aviculture, les fortes chaleurs obligeant à repenser le travail des salariés, en horaires décalés, à recourir à des brumisateurs. “Mais nous n’avons plus le CHSCT qui nous permettait d’agir efficacement. Le CSE a du mal à se saisir du sujet”, constate-t-il.
La transition industrielle chez Renault
Les choses avancent-elles trop lentement ? Sans doute, “mais elles progressent”, veut positiver Jean-Dominique Sénard. Et le co-gérant des Assises du travail de prendre l’exemple de Renault dont il préside le conseil d’administration : “Nous, nous avons basculé ! Notre plan climat est très ambitieux, et ce que les salariés voient, ce sont les transformations qui en découlent. Nous sommes en train de faire de Flins la première usine circulaire du secteur en ayant sauvegardé 3 000 emplois. Dans le Nord, nous aurons le premier site européen de fabrication de batteries électriques. Nous pouvons donc traduire dans les faits une politique de transition climatique”. Et le grand patron de conclure par un appel, qui lui est familier, en faveur d’une gouvernance des entreprises associant les représentants des salariés.
“L’homme ne pourra plus travailler dehors”
Le géographe et écologue Wolfang Cramec, directeur de recherches au CNRS et membre du Giec (2), n’a pas paru impressionné par ces paroles. “Nous ne sommes pas sur la bonne piste”, a-t-il résumé en déplorant le rythme trop faible de baisse de nos émissions carbone. “Le 1,2 degré de réchauffement qui nous a déjà coûté beaucoup de vies et causé de nombreux problèmes de santé et de difficultés dans le monde du travail, ce n’est qu’un début”, a-t-il averti en mettant en garde sur l’illusoire capacité d’adaptation infinie de l’homme : “Si le climat devient trop chaud, l’homme ne pourra plus travailler dehors”. Attention aussi “aux mauvaises adaptations”, type climatisation des bureaux, “qui ne font qu’aggraver les choses en réchauffant l’atmosphère”. Atmosphère, atmosphère…
(1) Enquête menée du 1er décembre 2022 au 13 janvier 2023, avec 1 922 réponses, dont 60% ont un mandat de représentation des salariés. Cette enquête a été réalisée dans le cadre de la préparation de l’avis sur le climat et la santé, dont le contenu et les recommandations seront soumis au vote du CESE le 25 avril.
(2) Giec : groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Les rapports du Giec portent sur l’évolution passée et future du climat, sur ses causes et sur ses impacts.
Assises du travail : les propositions envisagées sur la santé au travail et le CSE
Lancées en décembre dans le cadre du Conseil national de la refondation, les assises du travail, dans lequel s’inscrivait ce débat au CESE, devraient donc présenter leur bilan assorti de propositions dans un mois, a indiqué hier le ministre du travail, soit quelques semaines de plus que prévu. “La stratégie de plein emploi est l’occasion de remettre le travail, sa qualité et son sens, au centre des débats”, a souligné Olivier Dussopt, qui a trouvé au CESE “un hémicycle calme et une ambiance apaisée”, selon les mots de Thierry Beaudet, le président du CESE.
Les rapporteurs, souvent appelés “garants” ou “référents”, des ateliers des assises ont présenté hier quelques esquisses des propositions qu’ils pourraient formuler dans un mois.
► Plutôt prudent sur les questions de gouvernance, Yves Mathieu, qui pilote le thème de la Démocratie au travail, est convaincu qu’il faut “faire de la place dans les ordres du jour surchargés des CSE” aux questions prioritaires du climat : “Il faut dégager du temps pour aborder ces questions”. Il formule aussi le vœu d’un dialogue de proximité au sein des entreprises avec une parole plus libre, et insiste sur la formation des dirigeants, cadres, salariés “afin de reconsidérer les priorités”. Il a conclu par ce mot : “Dans 200 ans, j’espère qu’on se souviendra de nous comme d’une génération qui a pris le bon chemin, et non comme celle qui s’est perdue en chemin”.
► La DRH Audrey Richard, qui pilote le thème “santé au travail et qualité de vie au travail“, a été plus précise. Pour favoriser une meilleure culture de la prévention dans les entreprises, elle a suggéré “de simplifier les points d’entrée de l’entreprise autour de la prévention”. Cela semble indiquer une volonté de simplifier les organismes et dispositifs existants, comme l’avait dit Florence Bénichoux lors de l’ouverture des assises. Elle préconise aussi de renforcer la prévention des accidents du travail vers les jeunes, les intérimaires et les sous-traitants. La formation sur la santé au travail et la prévention doit être généralisée, y compris via des “épreuves éliminatoires” dans les formations professionnelles et les cursus des écoles de management, les managers devant être formés aux risques psychosociaux. La présidente de l’ANDRH, qui promet des propositions sur la formation et la reconversion des seniors, formule enfin l’idée d’un carnet de santé tout au long de la vie professionnelle,
► Jean-Marie Marx, référent du thème “Rapport au travail”, n’a pour sa part pas délivré de pistes pour réconcilier les salariés avec leur travail, mais il a indiqué des “leviers” : mobilités douces, performance énergétique des bâtiments, droits des travailleurs du numérique, formation, davantage de négociation du télétravail, engagement des dirigeants.
Bernard Domergue